L'avenir contient de grandes occasions. Il révèle aussi des pièges. Le problème sera d'éviter les pièges, de saisir les occasions et de rentrer chez soi pour six heures. Woody AllenNous ne vivons pas dans un mode idéal. Les dirigeants, managers, actionnaires, salariés, clients, sous-traitants, partenaires etc... ne partagent nécessairement les mêmes intérêts, ni les mêmes ambitions.
La sempiternelle course à la productivité et, corollaire, la recherche des coûts les plus réduits, conjuguées à une collecte tous azimuts des données, risquent de nous mener à un modèle de société où l'humain ne trouvera pas nécessairement la place qu'il aurait pu espérer.
Ainsi, les facilités de connexion au système d'information de l'entreprise et la banalisation des instruments de type smartphones et tablettes conduisent irrémédiablement à détruire la frontière entre temps de travail et temps de loisirs. C'est un premier piège et ce n'est pas le seul, loin s'en faut. Voyons quelques pièges qui seront bien difficiles à éviter.
Avec des objectifs de performance toujours plus difficiles à atteindre, l'accélération de tous les cycles, qu'ils soient de conception, de production ou de support, et des mentalités conditionnées à la compétition individuelle, espérer échapper au piège de la connexion permanente n'est qu'un rêve éveillé.
En tout cas dans la situation actuelle du monde du salariat et plus généralement de l'emploi. Il est vrai aussi que les chiffres du chômage toujours en hausse, et ce quel que soit le mode de calcul, sont aussi un bon outil de pression pour contraindre à tout accepter, même l'inacceptable.
Toutefois, la question du droit à la déconnection est enfin d'actualité. Il était temps, la question est brûlante. Cela dit, elle n'est pas vraiment aisée à résoudre en satisfaisant toutes les parties prenantes.
Et il est vain d'attendre des "réformateurs" du code du travail actuel une solution digne de ce nom. Ces "simplificateurs" conçoivent encore le salariat comme au XIXème siècle. Ils ne semblent pas avoir perçu les enjeux et conséquences de la révolution numérique. Sans contrefeu, une société exigeant qu'une part croissante de la population soit disponible 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 n'est plus tout à fait une dystopie.
Comme le relève Daniel Cohen dans son ouvrage "Le monde est clos et le désir infini", en substance, si l'entreprise numérique est riche de promesses, elle se caractérise pour le moment bien plus par des vagues de licenciements que par des embauches massives...
La nouvelle ère de plein emploi ne semble pas pour demain. Malgré les promesses alléchantes des politiques les plus "branchés", ce n'est malheureusement pas la transformation digitale à tout crin qui relaiera l'industrie, en tout cas en ce qui concerne le potentiel d'emploi et donc la réduction du chômage.
Poussons plus avant le piège de la connexion permanente...
Et quand on ne travaille pas, que fait-on ? On dort, on flâne, on bouquine, on se repose ?
Que nenni !
On consomme !
Les boutiques en ligne sont ouvertes 24 heures sur 24. D'ailleurs, les vacances bien méritées sont aussi des instants de consommation, on voyage, on accumule des miles, bref on dépense.
Pas question de passer du temps à paresser, à rêver, à bailler aux corneilles. Le farniente (fare niente, ne rien faire), c'est-à-dire, ni produire ni consommer, est devenu le nouveau péché capital selon les tables de la loi de la société actuelle définitivement soumise aux règles des marchés mondialisés.
Travailler et consommer, c'est votre responsabilité, une responsabilité « citoyenne» semble-t-on nous transmettre à tout instant en manière de message subliminal.
(Vous souvenez-vous du film culte "They live" (Invasion Los Angeles) de Carpenter ? Grâce à des lunettes spéciales, le héros découvre les vrais messages cachés sous les affiches publicitaires : OBEISSEZ, NE DORMEZ PAS, CONSOMMEZ, PAS DIMAGINATION, NE QUESTIONNEZ PAS LAUTORITE...)
Il faudrait donc accepter que nos vies personnelles soient désormais soumises aux principes d'optimisation de l'entreprise industrielle, modèle Taylor/Ford/Toyota, toujours en chasse des « temps perdus », synonymes de « temps improductifs ».
Les US ont un peu davance sur ce thème. Pour mieux comprendre où l'on se dirige si l'on ne réagit pas rapidement, Jonathan Crary a écrit un très bon bouquin dont le titre bien choisi résume le thème ici abordé : 24/7: Late Capitalism and the Ends of Sleep
L'auteur développe son raisonnement en 4 chapitres courts et bien articulés.
Il dénonce ainsi la logique de « changement permanent » dans laquelle nous sommes tous aujourd'hui plongés, toujours en phase d'apprentissage dun nouvel outil, d'une nouvelle appli; nous consacrons la majeure partie de notre temps disponible aux questions « opérationnelles », et il nous reste guère de temps pour prendre un peu de recul, s'accorder des instants de rêverie et réfléchir à des thèmes plus profonds
Toujours selon l'auteur, les technologies et le numérique contribuent quelque part à briser les liens sociaux naturels (voilà un sujet polémique s'il en est), ce qui facilite la surveillance et le contrôle (en référence à Foucault) que ce soient aux fins commerciales ou politiques (et ce ne sont pas les révélations de Snowden qui le contrediront).
À mon avis, ce livre est un bon contrepied pour modérer le discours des « techno-idolâtres » occultant encore aujourd'hui toutes les formes de réaction pour une réorientation des technologies au service des utilisateurs/citoyens. Il ne s'agit pas non plus d'un livre réactionnaire, le propos est construit et ce sont plutôt les dérives non démocratiques que dénonce l'auteur.
À rapprocher de Sherry Turkle (Alone Together)
et de Evgeny Morozov (Pour tout résoudre cliquez ici - l'aberration du solutionnisme technologique)
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24/7
Le capitalisme à l'assaut du sommeil
Jonathan CRARY, Grégoire CHAMAYOU
Éditions Zones
144 pages
Dispo :
www.amazon.fr